Avant la guerre

Avant la guerre

Sylviane Bauer-Motti

 

         Voilà soixante-dix ans que je peine à trouver le sommeil. Observant l’inconstance du ciel, dans les vieux draps qui chaque nuit m’étreignent. Bientôt l’obscurité dévoilera d’ambivalentes nuances, entre la nuit et le jour, entre la vie et la mort, dans le cobalt mystérieux qui précède l’aurore. Ma main frôle un lointain souvenir, mais la caresse se perd dans l’oubli, sur le coton froid de l’oreiller.
          Il fut un temps où elle posait sur moi son regard bleu et son sourire tendre. Je la revois, éblouissante, même si je ne vois plus très clair aujourd’hui. Un temps où j’effleurais sa joue de velours, glissais mes doigts dans les boucles rondes de sa chevelure de poupée. Mes yeux se ferment et la revoici à mes côtés. Mais le rêve ne ramène ni la douceur de sa voix, ni la chaleur de sa présence.
          C’était il y a soixante-dix ans, avant que mon coeur ne se fige à jamais. Lorsque je compris que le sien, épuisé de chagrin, n’avait pas attendu mon retour de guerre. Fou de douleur et d’amour perdu, je l’aime et la pleure, comme au premier jour de chacun. Il resurgit comme si c’était hier, gravé au fer rouge dans ma mémoire défaillante.
          11 novembre 1918. La grande guerre touchait à sa fin, après un long pari de quatre ans dont le prix était inévitablement la vie. J’avais gagné le mien, comme chaque héros égoïste meurtri de culpabilité, et les survivants dédiaient à leur perte arrachée la jubilation de la victoire, qui voyait s’effondrer l’armée Allemande tandis que des volées de cloches et de clairons annonçaient l’Armistice et la liberté retrouvée.
          Mais mon destin se jouait de la liesse, comme il se jouait de la vie. J’aurais dû comprendre qu’on ne parie pas sur ce que l’on a de plus cher. Tandis que mon aimée se languissait, ne me voyant pas rentrer, et que le facteur ne lui tendait signe de vie. Elle n’a pas reçu les lettres et a fini par me croire mort, dans l’ombre des soldats qui rapportaient la gloire, mais aussi le cauchemar.

          Je fus démobilisé bien après les aînés, et regagnai en 1919 mon cher Paris pour y fêter mon vingt-quatrième été, en même temps que les accords de paix. Je pensais m’enivrer de vie et de tendresse après quatre années de massacre, mais je retrouvai ma douce sous un par-terre de fleurs : son coeur avait cessé de battre, elle m’avait quitté croyant me rejoindre.
          Le temps a repris son cours, j’ai fait ma vie et je suis devenu père, transmettant à mes enfants la liberté et l’amour de la vie.
          Lorsque la guerre de 39 est venue me chercher, j’ai combattu encore, à corps perdu, sans peur et sans colère. Je pensais que cette fois, je ne rentrerai pas. Puisqu’il n’y avait pas d’après-guerre, dans celle qui combattait en moi, mais une après-vie où je perdais tant à chaque fois.

          Je suis un vieux monsieur aujourd’hui. Seul dans une chambre vide. Dans le silence de mes fantômes.
          A l’aube de mes quatre-vingt-dix ans, j’ose espérer que, bientôt, ils m’accorderont enfin la paix, qui manqua terriblement à mon existence.
          Il y a soixante-dix ans j’avais vingt ans, en cet été 1914. Nous arpentions les rues de la capitale main dans la main, nos deux coeurs à l’unisson. Nous avions parié que la vie gagnerait.
          C’était l’heure bleue de l’avant-guerre. L’heure de l’innocence, avant qu’elle ne soit tuée par le devoir et la folie.
          Il est temps maintenant que sonne à nouveau l’heure bleue, loin de mes nuits blanches, loin de mes nuits rouges tâchées de sang, loin du silence de l’absence, par les bombardements qui m’ont rendu sourd au chant des oiseaux. Loin de ces étés, meurtriers ou sauveurs, qui sonnent le glas des jeunesses perdues. Le bonheur est d’une fragilité précieuse, c’est l’instant fugace du parfum d’une fleur. La douceur d’une peau, le sourire de l’amour. Vivre avec toi fut une promesse, vivre sans toi fut un défi. Et ton souvenir qui chaque nuit m’étreint, ferme mes yeux dans cette après-vie.

          Au bout de cette longue nuit noire, bleue, blanche et rouge, j’entendrai les oiseaux chanter.
          Alors je te retrouverai, amour au regard de ciel, à l’heure bleue de notre éternité.

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